14 mars 2016

Inari #1 [nouvelle]




L'air moite bourdonne de moustiques affamés.
Tu te demandes vraiment pourquoi tu as quitté les trente degrés de Tôkyô pour venir ici, où l'humidité rend l’atmosphère aussi poisseuse et dense qu'une mer gélatineuse de méduses. Tu trouvais qu'il faisait déjà une chaleur à crever dans la capitale nippone, qu'août était pire que juillet. Maintenant, tu en viens à regretter les pluies intempestives de la fin de la mousson.
Tu as suivi les conseils avisés de tes amis Japonais : se rendre à Kyôto pour assister au Gion Matsuri, l'un des festivals d'été les plus célèbres pour la beauté de sa procession. Il porte le nom du vieux quartier de la ville où parfois on aperçoit la silhouette gracieuse d'une geisha, dans des ruelles étroites, glissant entre des bâtisses aux toits de tuiles en terre cuite, se faufilant entre petits restaurants chics et boutiques de luxe. Fantôme bien vivant d'un passé qui perdure fièrement.
Tu en a croisées deux. Elles sortirent par une porte entrouverte avant de s'engouffrer dans un froissement de soie à l'arrière d'une Mercedes aux vitres teintées. Une impression de grâce, la rondeur d'un chignon impeccable replié avec soin, comme le obi qui marque leur taille droite, le soupçon de blancheur, le col qui déborde du kimono, prolongement de la clarté de leurs visages immaculés, fardés de poudre de riz. Apparition fugace au crépuscule du 17 juillet. Point d'orgue d'une journée noyée dans les bruits et la masse humaine agglutinée, dès l'aube, aux croisements pour admirer l'impressionnant défilé des trente-trois chars et de leur rotation grâce à la seule force humaine car leur roues sont dépourvus d’essieux directionnels.
Cependant, le souvenir magique des deux geishas délicates demeure incapable de repousser, à lui seul, la sensation d'étouffement croissante qui t’étreint.

À Kyôto, La foule qui se presse est immense, plus cosmopolite qu'à Tôkyô. Ici, les touristes viennent des quatre coins du globe pour découvrir la culture japonaise traditionnelle et faire le plein de dépaysement assuré. Si tu regardes à la hâte, tu observeras les stéréotypes de l'histoire du pays, surimposés en un patchwork coloré et suranné, une juxtaposition hétérogène pour séduire l'étranger ignorant et flatter le patriotisme des autochtones. Le poids de l'Histoire, la volonté coûte que coûte de forcer, dans le XXIe siècle naissant, les habitudes d'un Moyen-Âge révolu, la cohabitation cocasse entre les technologies de pointe et l'artisanat ancestral, s'expriment partout. La modernité de l'architecture qui côtoie le classicisme, avec parfois une esthétique discordante, résume à elle seule les dissonances du Japon, qui comme dans le jazz, finissent par séduire l'oreille attentive. Les contemporains Musée International du Manga et gare de Kyôto jouxtent sanctuaires et jardins parmi les plus raffinés du monde dont le minimalisme zen offre un océan de vide tranquille. Plus loin, des passages couverts abritent une multitude de petits commerces, les temples modernes du consumérisme libéral.
Ces paradoxes violents te déroutent tandis que la chaleur sape tes forces. Tu cèdes à des envies idiotes. Manger un énorme parfait au matcha trop sucré, acheter des babioles et souvenirs de pacotille made in China, craquer pour de l'artisanat local sublime, merveilleux et hors de prix. Quelques étoffes, céramiques et du thé vert alourdissent déjà tes bagages.
La pression des corps te fatigue.

Et puis, il y a trop d'étrangers.
Bizarrement, après plusieurs semaines, tu t'es habitué à être l'Occidental ; tu t'es habitué à être différent, dépasser tout le monde d'une tête. Être rose pale, parfois écrevisse car le soleil est agressif, au milieu de visages aux yeux noir insondables, aux petits nez épatés, dont la carnation évoque la teinte des éponges naturelles. Alors, tu regrettes d'être soudain un anonyme parmi tant d'autres, assimilés à ceux qui viennent sans comprendre, font chauffer la carte bleue, se gavent de sushis et de ramen... Tu ne veux pas qu'on te confonde avec l'arbre qui cache la forêt, diversifiée et riche en essences rares et précieuses.
Toi, tu es un voyageur.
Pas un simple consommateur avide de distractions faciles. Tu es un voyageur, un sociologue amateur, un apprenti candide, ici pour t'étonner et te délecter des différences.
Alors, tu décides d'un court périple : une journée aux flancs des montagnes, noyées dans la brume moite d'un matin étouffant. En route pour le monde des renards, le paradis des moustiques et des mollets d’athlètes. Tu as compris très vite que la géographie du Japon, comme sa culture, était une leçon de contrastes constants. Ça monte et ça descend. Tu te crois aguerri par ton séjour tokyoïte où tu as arpenté la ville des heures durant.
Quelle méprise !


 

Tu prends un train. Te voilà arrivé au Fushimi Inari, le sanctuaire aux dix milles torii. Il est dédié à la divinité Inari, une sorte de renard malin et coquin qui veille au grain, littéralement. Le lieu sacré étend les bras de sa vaste forêt de 87 hectares au sud de la ville, dans une zone urbanisée à l'extrême. Chaque centimètre carré des plaines de l'archipel est utilisé par les hommes, que ce soit par l'habitation, les cultures ou les industries. Longtemps, les montagnes furent des zones considérées magiques, réservées aux kami. Cette aura de mystère les a partiellement épargné des déforestations ravageuses. Vu du ciel, cet endroit ressemble à une oasis de verdure dans un désert de béton, suspendue sur le bord d'une montagne basse. Tu marches depuis la gare toute proche. Dans ton sac, un thermos d'eau glacé, deux onigiri (boulettes de riz) à la prune salée et aux algues, ton appareil photo, ton carnet de voyage, où tu consignes anecdotes et impressions et où parfois tu griffonnes un croquis, quelques stylos et crayons à mine de plomb, une petite serviette éponge avec brodée une adorable créature issue d'un dessin animé de Miyazaki, ta carte de transport valable sur les lignes de la JR et bien sûr le passeport avec ta trombine austère.
Le temple n'a rien d'impressionnant.
Tu passes devant la fontaine lustrale. Tu respectes la tradition et te rinces la bouche et les mains avant de reprendre ton chemin. Devant toi, plusieurs bâtiments à l'architecture habituelle sont disposés sur une esplanade. Des toits élancés aux bords révélés vers les cieux en tuiles brunes ou vert-de-gris. Des murs blancs ou crèmes. Des shôji, les portes coulissantes en papier avec une trame en bois formant des petites cases, comme un présentoir ou un calendrier de l'avant. Au plafond des coursives, des poutres peintes en orange vif aux extrémités dorées. Y sont suspendues tantôt de lourdes cordes en paille de riz avec des papiers pliés en zigzag, tantôt des lampions rouges, de la finesse d'une aile d'un papillon, d'où pendent un petit rectangle de washi dansant dans la brise matinale. Au loin, quelques notes cristallines d'un furin qui tintinnabule, quelque part dans la vallée, allège l'ambiance déjà trop chaude. Tu songes que le pouvoir supposé de ces clochettes à rafraîchir l’atmosphère n'est pas une simple superstition.
Tu t'arrêtes devant un grelot de la taille d'un melon. Devant, il y a un coffre de bois avec, en guise de couvercle ajouré, des barres alignées, comme pour une échelle. Tu fais un vœu. D'abord jeter une pièce porte-bonheur de cinq yens au travers des lames. Puis, tu sonnes la cloche pour tenter de capter l’attention du kami. Tu le salues alors deux fois avec déférence. Deux fois aussi, tu frappes dans tes mains. Là tu adresses ton souhait, sibyllin dans ton esprit. Enfin, une dernière fois, tu t'inclines.

Partout le symbole stylisé de la chrysanthème, doré ou bleu, gravé sur les poutres ou décorant les tissus, rappelle de ses seize pétales rigoureux la présence de l'empereur. Dans les boutiques du sanctuaire, le syncrétisme est de rigueur. Elles proposent sur leurs étals des maneki-neko, sortes de chats espiègles porte-bonheurs, des bouddhas bienveillants tout rondouillards, des daruma, grosses boules vaguement humanoïdes aveugles sous leurs gros sourcils où les iris manquants attendent d'être pieusement dessinés. Disposés en rang, ces créatures observent le chaland. Étiquetées avec des prix, leur prix oscillent entre celui d'un onigiri - la bouchée de pain local - jusqu'à l'irraisonnable, pour les plus généreux. Elles finissent toujours par séduire un passant désireux de s'attirer les faveurs d'un esprit, pour la plus grande joie du comptable du sanctuaire. Argent et croyance se marient sans honte. Après tout, si Inari était à l'origine une divinité agricole, protectrice des rizières, elle est aussi l'ami des marchands et des entrepreneurs. Aujourd'hui, les capitalistes florissants viennent la remercier en dépensant des millions de yens afin d'offrir un nouveau torii avec le nom de leur société.
Tu flânes un peu. Les moines shintoïstes sont des commerçants hors pair. Il y a des charmes pour réussir ses examens dont les étudiants sont friands, pour trouver l'amour, la fertilité, bref, pour tous les petits bobos possibles et imaginables de la vie quotidienne. Les tablettes votives, ema, en bois, permettent elles, d'écrire précisément son vœu et de l'accrocher. Les moines adresseront alors leurs prières puis les brûleront ensuite lors d'une cérémonie. Certains repartent avec ces jolis planchettes parfois peintes ou sculptées, un souvenir unique. Ici, tu les trouves découpées évidement en forme de renard stylisé ou de torii, l'autre symbole du lieu.
D'ailleurs, ils sont la raison de ta venue : emprunter le chemin étrange chapeauté d'orange, sillonnant dans le montagne, jusqu'au sommet. Tu craques pour une poignée d'omamori, des amulettes en tissus à offrir à tes amis, et pour toi, en souvenir, un grigri stylisée à l’effigie d'Inari. Puis, tu te diriges vers la forêt et son sentier insolite.

Un torii est un portail sans porte, juste deux poteaux cylindriques avec une poutre posée au dessus. Il représente le passage entre le profane et le sacré, entre le monde des hommes et le monde des esprits. Frontière tangible, tu sais que quand tu le franchis, il te faudra repasser dans le sens inverse, au risque de perdre une partie de ton âme, au risque de basculer et de ne jamais réellement revenir à cette réalité qui est la tienne. Tu es déjà familier avec les temples bouddhiques et les sanctuaires shintoïstes, familier avec le dialogue entre les deux croyances. Pourtant, quand tu quittes l'esplanade avec ses constructions rangés, son activité commerçante, que tu suis le flot tranquille des quelques touristes et pèlerins, tu sais que tu commences maintenant un voyage autre.
Comme une prémonition.
Tu as cette certitude qu'aujourd'hui, ta découverte nippone t'emmènera ailleurs, dans un lieu qui n'est pas lieu, dans un temps révolu ou peut-être figé.
Pourtant, tu n'es pas d'un naturel empreint de mysticisme. Tu as les yeux grands ouverts sur les différences qui t'entourent. Tu tâches de ne pas juger par le prisme déformant de ta propre culture, de ton éducation. Cependant, tu restes quand même circonspect sur la question de la mort, des esprits, de la magie.
Tu as adressé une prière plus par folklore que par conviction.

Tu traverses l'esplanade en pente douce dont les bâtiments sont identiques à ceux déjà vus à Tôkyô. Ils perdent de leur pittoresque, à force de les croiser sans cesse depuis le début du séjour. La spécificité du Fushimi Inari réside plus loin, plus haut. Tu passes encore quelques boutiques, quelques zones réservés au clergé. La forêt s’étend derrière les constructions humaines. Enfin, tu arrives devant l'immense ruban de torii érigé à partir du VIIIe siècle.
Ils sont plusieurs milliers, plantés dans la roche. Leur teinte vermillon si particulière tranche violemment avec le camaïeu verdoyant de la végétation. Sur le côté des poteaux, le nom des généreux donateurs s'affiche en kanjis noirs élégants. La canopée immobile tamise la lumière éblouissante en une douceur lueur, de plus en plus diffuse, de plus en plus timide. Sous les torii, l'éclairage rougeoyant promet l'inconnu. Tu n'es pas seul sur, quelques Japonais, peut-être en vacances, quelques étrangers aussi, s'engagent sur le sentier. Bientôt le chemin se divise en deux branches parallèles, les chapeaux des torii s'enfleurent tels des amants avant de se séparer pour fusionner de nouveau ; encore un sanctuaire, avec une myriade de petites statues de renards au regard tantôt inquiétant, tantôt serein. Tu reprends la marche. Cette fois, à l’intersection devant toi, on te propose soit de repartir en direction de la civilisation, soit de t'engager dans une boucle de plusieurs kilomètres, au cœur même de la forêt.
L'air est immobile.
Comme seul son, le pépiement d'un oiseau caché là-haut et toujours les moustiques agiles prêt à fondre sur la moindre parcelle de peau dès que tu t'arrêtes. Tu es là pour visiter, pour profiter de cette longue arcade orangée, sous la voûte vert tendre des feuilles humides. Alors, tu choisis le circuit complet qui t'amènera à d'autres lieux de cultes, en commençant par la gauche. Le sens traditionnel pour le pèlerinage, qui va prendre plusieurs heures de ta vie. Tous les marcheurs ont bifurqué, manquant de courage pour gravir les escaliers glissants. Bientôt, seul l'écho de tes pas t'accompagne. Tu ne vois plus le ciel, même si de timides rayons parviennent toujours jusqu'au sol détrempé. Tu braves les moustiques.
À une aire de repos, la forêt dégage son rideau de verdure pour dévoiler la vallée en contrebas. Au crépuscule, la vue doit être sublime. Tu regretterais presque d'être arrivé si tôt. Même si tu es là pour monter jusqu'au sommet, qui culmine vaillamment à 233 mètres, tu auras probablement achevé ta randonnée d'ici la fin de la matinée.
Tu prends quelques photos d'un gros chat endormi sur un banc. Tu croques le paysage de la pointe de ton crayon mais le papier se gondole, alors, tu composes un haïku d'eau, de vermillon et de silence.

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Photos prises à Fushimi Inari Taisha en 2010



 

1 commentaire:

  1. ​Ah Kaeru ✿ nous avons monté les mêmes marches, suivi le même chemin, écouté les mêmes sons, toi en été, moi au printemps sans moustiques :) Le temps était alors doux, la végétation tendrement verte et des violettes silencieuses s'étaient installées près d'un cours d'eau qui coulait timide tout au bout en fin de parcours, là où tous les voyageurs n'arrivent pas. J'ai lu cette partie de ta nouvelle et celles qui suivent et je les ai beaucoup aimées. Merci d'avoir décidé de partager dans l'étang toute ta sensibilité de grenouille curieuse et ton talent d'écrivaine​. Je me sens vraiment en ta compagnie. Peut-être te rendras-tu à Fushimi Inari ces jours-ci sans moustiques affamés ;)

    Actuellement tu es au Japon et ​tu es​ heureuse. N'oublies pas d'ouvrir tes mains sous les cerisiers en attendant qu'un pétale se ​dé​pose s​ur​ la paume de tes mains. Fais alors un vœu ...

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Marianne